L’historienne Maud Hacker organise des visites du grand magasin riches en anecdotes. Elle nous livre des éléments de l’aventure Samaritaine, démarrée en 1870 sous l’impulsion des fondateurs Ernest Cognacq et Marie-Louise Jaÿ, jusqu’à sa rénovation exceptionnelle et sa réouverture en 2021.
Pourquoi Ernest Cognacq et Marie-Louise Jaÿ ont-ils choisi cet emplacement ?
Cette démarche est stratégique. Le Pont-Neuf est le plus ancien pont de Paris, et au XIXème siècle, il constituait l’axe le plus fréquenté. Il reliait le très chic Saint-Germain-des-Prés au quartier populaire du grand marché des Halles, là où se réunissaient tous les marchands de l’époque. À l’actuelle place du siège de Louis Vuitton (rue du Pont Neuf) se trouvait aussi le grand magasin « La Belle Jardinière » spécialisé dans la vente de tissus pour hommes. En fin stratège, Ernest Cognacq s’installa en face de son concurrent et se spécialisa dans les articles destinés aux femmes. La fin du XIXème siècle est propice à l’émergence de nouvelles formes de commerces : c’est la naissance des grands magasins.
Quelle était leur ambition de départ ?
Les Cognacq-Jay sont travailleurs. Ils étaient poussés par l’envie d’être les meilleurs vendeurs de Paris. À force d’acharnement, ils y sont arrivés ! Ernest démarra son activité de calicot sous un grand parapluie rouge sur le Pont Neuf. Il n’avait que très peu d’argent. Il finit pourtant sa vie millionnaire. Le jeune couple était déterminé et travaillait sans relâche. Le samedi, ils s’occupaient de la comptabilité, et le dimanche ils pensaient déjà aux décors des prochaines vitrines. L’histoire du couple est légendaire : une vraie « Success Story » à la française.
Qu’y trouvait-on ?
« On trouve tout à la Samaritaine », qui ne se souvient pas du slogan ? D’abord situé au niveau du café Cova, le premier magasin, fondé en 1870, proposait à la vente uniquement des tissus pour femmes. Puis, ils achetèrent progressivement des bâtiments au niveau de l’actuel grand magasin (ancien magasin 2) et étendirent leurs propositions à toutes sortes d’articles. Avec l’arrivée de la ligne 1 de métro, ils partirent à la conquête des maisons vers la rue de Rivoli. Ils firent preuve d’intelligence et d’une rapidité d’intervention en développant leur stratégie en fonction de l’évolution de la ville. Très vite, ce sont plus de 80 départements qui furent proposés à la vente : lingerie, jouets, jardinage, sellerie, équipement sportif, animaux domestiques…
Comment ont-ils étendu le grand magasin ?
De 1870 à 1934, ils n’ont pas arrêté ! Ils étaient très intelligents. Marie-Louise était en charge de la comptabilité et de la bonne gestion du magasin, tandis qu’Ernest se concentrait sur les investissements immobiliers. Chaque nouvel achat d’immeuble faisait la fierté d’Ernest Cognacq : il installait un drapeau sur le toit de chaque nouveau bâtiment ! La Samaritaine s’est ensuite étendue à 4 magasins. Une véritable conquête du quartier entre la Seine et la rue de Rivoli !
De quelle manière était-il perçu par les Parisiens ?
À l’époque, c’était la nouveauté : le symbole d’une révolution architecturale et d’un nouveau mode de vie. Les femmes y passaient du temps, entre restaurants, activités et shopping. C’était un endroit de rencontre ! Aujourd’hui encore, l'attachement des Parisiens à la Samaritaine reste très fort. Les visiteurs que j’accueille ont tous un souvenir d’enfance à me raconter (ma première mobylette, ma première poupée…). Le grand magasin dégage une émotion, une joie de vivre qui perdure. La Samaritaine reste aujourd’hui une fête !
Quels en sont les signes distinctifs ?
L'escalier est la colonne vertébrale du bâtiment. Frantz Jourdain, son architecte, a dit : « J’ai voulu créer un escalier spectacle ». Composé de splendides balcons, l’escalier est l’endroit idéal pour voir et être vu. On se sent comme à l’Opéra Garnier ! Aujourd’hui encore, nos clients adorent photographier la beauté de son décor composé de feuilles de chêne recouvertes de feuilles d’or. C’est un rêve ! L’icône du grand magasin visible au 5ème étage, le paon, a quant à lui été réalisée par son fils Francis Jourdain. Comme cet animal majestueux qui déploie ses belles plumes colorées, on vient à la Samaritaine pour pavaner ! Le célèbre roman d’Émile Zola, « Au bonheur des Dames », paru en 1883, fait de nombreuses références à l’architecture de la Samaritaine : une véritable « Cathédrale de commerce ». Nous savons maintenant que Zola demanda à son ami Frantz Jourdain de décrire un grand magasin idéal… Nous sommes quelques années avant le début des travaux. Son architecture reflète l’élégance de la Belle Époque : Il faut imaginer les crinolines, les robes amples…
Quelle relation avaient-ils avec leurs employés ?
Dans un esprit paternaliste, ils ont souhaité protéger leurs employés. En 1916, ils créèrent la Fondation Cognacq-Jay : avec la création de maternités, de pouponnières, de logements à loyers modérés, des maisons de retraite… Les employés étaient heureux, ils travaillaient à la Samaritaine de générations en générations, avec une grande fidélité. Les Cognacq-Jaÿ sont devenus millionnaires mais ils n’ont jamais oublié d’où ils venaient.
Pendant combien de temps le magasin a-t-il fermé ses portes et quels ont été les grands chantiers ?
Il a fermé en 2005 et pour une durée de 16 ans. Pour la partie historique, classée, tous les éléments ont été restaurés dans le respect des savoir-faire traditionnels - la structure de type Eiffel, la frise au 5ème étage, les éléments décoratifs -, le groupe LVMH respecte toujours le patrimoine. D’un autre côté, l’avant-gardisme du lieu s’est révélé dans le choix de l’agence d’architecture japonaise Sanaa, qui a créé les deux cours intérieures (le dôme et l’ombrelle), et la façade ondulée. Cette façade moderne est impressionnante de beauté. Je suis sûre que celle-ci deviendra le symbole de la Samaritaine dans quelques années ! Elle offre un effet miroir sublime sur les bâtiments historiques situés sur la rue de Rivoli. C’est l’incorporation du nouveau dans l’ancien. Par ailleurs, la lumière est aussi la grande force de l’architecture du grand magasin. Sur le bâtiment ancien comme sur le nouveau, elle entre de tous les côtés.
Quels matériaux ont été utilisés ?
De nombreux matériaux composent la structure de la Samaritaine. Les éléments classés aux monuments historiques ont été restaurés comme les grands panneaux de style Art Nouveau composés de lave jaune sur les façades extérieures, les plaques de grés émaillées de l’artiste Alexandre Bigot, les éléments décoratifs en plâtre par l’atelier SOCRA, et les feuilles d’or des ateliers Gohard. L’ombrelle et le dôme sont en structures d’acier légères, fabriquées en Italie avec une géométrie tridimensionnelle. Quant à la verrière du dernier étage, elle possède des vitrages « électrochromes », des verres dynamiques qui ont le don d’évoluer en fonction du rayonnement solaire ! Ils s’assombrissent en été et s’éclaircissent en hiver grâce à une impulsion électrique. Pour le plancher de verre du 5ème étage, l’agence d’architecture Sanaa a collaboré avec l’artisan verrier Emmanuel Barrois, qui a imaginé une construction inédite de verre par feuilletage. En tout, ce sont 2500 dalles fabriquées à la main ! Pour recréer de la profondeur et du relief, un traitement a été réalisé à base de résine synthétique et de pigments métallisés - utilisés normalement en cosmétiques -, pour obtenir une couleur champagne claire.
Que trouve-t-on aujourd’hui dans les 5 étages de la Samaritaine ?
De vraies merveilles ! De la mode, des accessoires, de la beauté, de la joaillerie et haute joaillerie, de l’horlogerie, des souliers… L’offre est à la pointe des tendances pour hommes et femmes ! Le grand escalier reste la pièce maîtresse, nous en sommes très fiers parce qu’il n’a pas été détruit. C’est un point d’observation et d’émerveillement, qui permet aussi l’organisation de défilés de mode, comme la maison Patou récemment.
L’espace beauté au niveau -1 est le plus grand d’Europe. Comment a-t-il été pensé ?
Il fait 3400 m2, avec le Spa « Cinq Monde ». L’espace est chaleureux, accueillant. Grâce à sa lumière naturelle, on ne se rend pas compte qu’on descend au sous-sol. Le décor de mosaïques nous émerveille par son marbre précieux de Carrare. La section parfum est exceptionnelle, avec une sélection de grandes marques et d’autres de niche. À côté de l’espace végétalisé se trouve le spa, une vraie bulle de détente, pensé pour un moment de sérénité dans l’agitation parisienne. Venez admirer notre superbe ginkgo biloba !